UNE PROPOSITION D’ISABELLE DE MAISON ROUGE

SOLASTALGIE(S)

ISABELLE DE MAISON ROUGE

Le néologisme « solastalgie » est composé du terme anglais « solace » qui signifie « réconfort » et du suffixe grec « algia » renvoyant à la douleur.

La « Solastalgie » indique le concept qui révèle cette affliction ressentie lorsque le lieu que l’on habite et que l’on aime devient victime d’une agression immédiate, provoquant une transformation profonde de nos paysages quotidiens. Là où la nostalgie nait d’un regret d’un passé, la solastalgie serait-elle son équivalent pour le futur puisqu’elle dit une angoisse du lendemain ? En somme, une forme de nostalgie en devenir par l’approche d’un avenir en péril…

Ainsi, la solastalgie serait un peu comme un « mal de terre », un « mal du pays », une sorte de « Planète blues » traduisant le « mal de notre époque ». Alors que la notion de nostalgie renvoie au pays que l’on quitte, dans le cas de la solastalgie, c’est le pays qui nous quitte et ce, pour de nombreuses raisons liées au chaos environnemental généralisé́. Les solastalgies caractérisent des formes de souffrances et de détresses psychiques causées par les changements passés, actuels ou attendus, en particulier concernant la destruction des écosystèmes et de la biodiversité́ et, par extension, le réchauffement climatique. Une anxiété́ à voir le vivant s’effondrer.

La définition qu’en donne Glenn Albrecht1 est est très centrée sur les lieux, leurs changements subits (qu’ils soient d’origine anthropique ou climatique) et toutes les émotions que ces modifications peuvent générer chez des personnes attachées à ces espaces. J’en propose pour ma part une définition plus étendue laquelle n’est pas liée uniquement aux lieux mais à nos environnements au sens le plus large. Elle reflète cette conscience ancrée dans tous les débordements du monde et leurs conséquences pour les sociétés humaines, nos démocraties, notre bien-être, notre santé individuelle et collective. Cette solastalgie incarne finalement la résonance entre sensibilité́ intime et désordres universaux.

La Génération X, née entre le début des années soixante et la fin des années soixante- dix, est arrivée dans un marché du travail plombé par les chocs pétroliers et a grandi avec le spectre du sida, souvent au sein de familles de plus en plus marquées par le divorce. Si les gens qui la constituent n’ont connu aucune guerre sur leur territoire (ils ont fêté́ la chute du mur de Berlin, la fin de la guerre froide et sont même les enfants de mai 68 bien qu’un peu jeunes pour en saisir la portée), ils sont en revanche les contemporains de l’Europe qu’ils ont vu se construire comme une évidence pour eux, les droits de l’homme leur étant une certitude universelle. De même qu’ils étaient sûrs que la démocratie triompherait partout sur le globe, de même ils ont eu foi aux progrès de la science, de la technologie et de la médecine.

Ils sont les parents des jeunes gens de la génération Y (ou Milléniale) qui se présente comme la première véritable à grandir avec Internet, l’ordinateur et les jeux vidéo. Ces digital natives ont tout vu et tout eu en matière de technologie de pointe. Situés entre l’ère industrielle et l’ère Internet, ces jeunes nés entre 1985 et 1995 sont très proches de l’accès au savoir. Ils développent leur culture et cherchent à apprendre et comprendre mieux. Ils sont dans le « présentisme », la culture de l’immédiateté́ avec pour héritage inculqué de leurs parents des valeurs humaines qu’ils n’hésitent plus à contester.

Ces nouveaux adultes dont l’horizon temporel est plus étendu que celui de leurs ascendants se posent davantage de questions et se forgent mieux leur propre opinion que leurs ainés. Ils ont connu un certain état du monde dont ils ont progressivement découvert la détérioration et ressentent une impression d’exaspération et d’injustice qui peut aller jusqu’à la perception d’une trahison de la part des personnes censées les avoir protégés. Les artistes qui ont aujourd’hui entre 28 et 38 ans discernent ce puissant sentiment d’impuissance face à la dégradation avancée de la planète et en donnent une approche poétique souvent doublée d’une revendication politique, absurde ou désabusée. S’ils sont artistes ils ne sont pas nécessairement activistes mais leurs œuvres et leurs postures reflètent des réflexions en lien avec leur génération. Ils sont révoltés, manifestent leurs prises de position dans la société́ et questionnent le monde dans son rapport à l’environnement.

Ils sont bien souvent « solastalgiques » selon le néologisme forgé par Martin Hirsch2.

Chez eux, la solastalgie est un état d’âme et non une maladie, lequel induit un ensemble d’émotions variées, allant de la colère à la tristesse, de la culpabilité́ au sentiment d’impuissance ou de dégoût, flirtant avec les registres de l’apathie ou au contraire d’un besoin d’action. Cet état d’âme amène des questionnements existentiels qui résultent de constats d’origine scientifique (rapports du GIEC ou de l’IPBES) ou bien plus empiriques car provenant d’enquêtes personnelles. Cette jeunesse, mobilisée dans des luttes militantes, se trouve donc en révolte et se positionne dans la tradition des mouvements étudiants, profitant des acquis depuis 1968 mais ouvrant aussi à des réflexions plus systémiques pour changer la société́ en inscrivant leurs revendications par des luttes sociales, féministes, écologistes, développées en particulier pendant la récente pandémie. Se retrouvent notamment de vives prises de position contre la destruction de la biodiversité́, contre la précarité́ de la jeunesse et des artistes, contre l’impasse des institutions, pour la préservation des ressources, pour la répartition des richesses, pour de la flexibilité́ dans leurs engagements (envisagés collectifs plutôt que prisonniers d’un parti politique ou d’un syndicat).

Comme une réponse saine à l’évolution du monde, cette tendance est même vécue de manière adaptative. La douleur ressentie pourrait donner lieu à une forme de renaissance puisqu’elle conduit à faire le deuil d’une certaine vision du futur et pousse à réinventer nos imaginaires, nos aspirations, nos désirs et espérances. L’engagement, quel que soit son intention et sa mesure, devient une manière d’apprivoiser la solastalgie.

Grâce à eux l’horloge du désastre n’a pas encore sonné.

Les six artistes réunis par cette exposition ont pour point commun le sentiment que l’avenir leur échappe et à travers la variété de leur langage plastique (peinture, dessin, vidéo, sculpture, photo et installation) expriment une certaine anxiété à voir le vivant s’effondrer. Ils s’interrogent tous sur ce que nous voyons réellement de notre environnement et, par leurs démarches tant poétiques que politiques, ils tentent de discerner le vrai du faux et ajoutent à ce questionnement leur vision propre.

Ils s’intéressent aux bases de données de productions préexistantes qui constituent une option vraisemblable et dans lesquelles ils nous invitent à faire une incursion qui met en éveil notre capacité d’appréciation afin de ne pas se laisser duper. Dans la vision du monde humaine actuelle se répand un sentiment d’intrinsèquement informe et chaotique. Puisque discerner indique le fait de cerner, c’est-à-dire circonscrire la forme, ces artistes nous offrent par des dispositifs plastiques ingénieux des contre formes qui agissent comme un organe vital de la culture, la partie critique par laquelle la culture traditionnelle se renouvelle.

Au premier abord, l’atmosphère de l’exposition semble sombre à l’instar de la thématique développée, le noir et blanc et les camaïeux de gris paraissent dominer avec Matthieu Boucherit, Lenny Rébéré, Jeanne Vicerial et Jisoo Yoo, cependant les couleurs peu à peu se diffusent subtilement par les teintures végétales de Léa Habourdin jusqu’à exploser franchement dans les pièces de Lucien Murat. Ces nuances en grisailles, loin de nous porter vers un certain fatalisme, une tentation nostalgique d’une époque en perte de sens ou l’évitement du présent de plus en plus complexe, et bien sûr nous effrayer devant le futur imminent, tout en subtilité, elles deviennent les moyens de vaincre la résignation qui nous guette et nous permettent de revitaliser la délicatesse de nos sens, qui après une période d’affinement, se fait moindre, comme l’indiquait Paul Valéry, pour vivre plus paisiblement sur notre planète endommagée.

Isabelle de Maison Rouge

 

1 Les émotions de la Terre, Les Liens qui Libèrent, 2020,

2 Les Solastalgiques, Stock, 2023